Ces esclaves qu’on connaît si peu
"Charles-Panon", échappé de cette habitation des Desbassayns au Bernica, est la preuve, selon Alexis Miranville, que le quotidien n’y était vraiment pas des plus agréables et que Madame Desbassayns leur menait la vie dure. (Lithographie : Antoine Roussin)
De l’esclavage, on connaît surtout les histoires des grands marrons, des révoltés. Bien sûr, ceux-ci sont les combattants de la liberté, et pour cette raison il ne faut pas les oublier. Mais des milliers d’autres esclaves représentent autant de récits et de combats différents. A l’image d’Elie Eudor le tailleur de pierre, de Louise et Jouan les amants marrons, ou la lumineuse Rahariane.
Michel Nasseau : “Maintenant, il faut montrer les preuves de l`esclavage”
Elie, le révolté de 1811
On avait déjà entendu parler d’Elie cette année. Et pour cause, 2011 célèbre le bicentenaire de la révolte des esclaves de Saint-Leu, en 1811. Né et baptisé en 1782, Elie est le fils d’Emilie, une esclave créole, c’est-à-dire née à la Réunion. En 1811, lorsque la situation s’embrase, Elie a 28 ans et est le forgeron - c’est un esclave à talent - de Célestin Hibon à Saint-Leu. Avec Jules et Prudent, également esclaves de la famille Hibon, il sera l’une des figures principales de cette révolte de novembre. Celle-ci, après les trahisons d’esclaves désireux de protéger leur maître, dont Figaro, se termine en bain de sang. Elle sera violemment réprimée par les maîtres et leurs esclaves, et donnera lieu à une série de condamnation à mort des principaux rebelles aux quatre coins de l’île. Sur les huit enfants d’Emilie, quatre finiront décapités dont Elie fait partie, selon les versions de l’histoire. Emilie elle-même sera emprisonnée. Une autre version, celle d’Armand de Châteauvieux, maire de Saint-Leu à l’époque, en 1865, raconte que “Elie ne fut ni pris, ni tué, il se livra volontairement au gouvernement anglais qui le condamna à déportation”.
Marcelin Galon, d’esclave à prospère commerçant
Ceux qui connaissent l’endroit ont peut être déjà observé cette devanture, gravée "M. Galon - 1849", pas très loin de l’hôtel de ville de Saint-Paul. Cette inscription est celle d’un commerce, possédé par Marcelin Galon. On pourrait croire qu’il s’agit d’un notable de l’époque. Mais Marcelin Galon est avant tout un esclave. On retrouve son acte d’affranchissement, daté du 10 janvier 1834, par un notable franc-maçon nommé Furcy Puren. Celui-ci, en l’affranchissant, l’aurait aussi incité à entreprendre de grands projets. A 32 ans, il commence alors par devenir pêcheur, s’en sort plutôt bien, et développe en quelques années une activité commerçante. Plus tard, il achète un immeuble, et devient lui-même propriétaire de neuf esclaves. Malgré sa réussite, Marcelin Galon tentera de ne pas oublier d’où il vient. Régulièrement, il fait don de dizaines de balles de riz aux pauvres. En 1846, il rachète une famille de quatre personnes à la veuve de son ancien maître, Furcy Puren... et les affranchit. Ayant lui-même gagné sa liberté, il la redistribue, comme le prouvent les actes d’affranchissement : "Moi, Marcelin Galon, est désireux de procurer aux esclaves ci-nommés les bienfaits de la liberté...".
"Charles-Panon", le marron des Desbassayns
Charles - ou peut-être Charlemagne, selon le testament de Mme Desbassayns -, esclave créole, appartient dans les années 1830 à Panon Desbassayns, sur leur domaine du Bernica. Pour cette raison, on le surnomme "Charles-Panon". Enfui de l’habitation depuis très tôt, il appartient à une bande de marrons qui vivent ensemble, dévalisent les passants, pillent les maisons, défient les autorités. En mars 1834, il est arrêté une première fois, et s’échappe avec l’aide quatre complices, en fuite eux aussi, alors qu’il est emmené vers la prison de Saint-Paul. L’année suivante, lui-même est soupçonné d’avoir aidé quatre autres esclaves à s’échapper. Trahi par des complices, dont un certain César avec qui il se cachait dans la ravine du Bernica, il sera finalement arrêté.
Rahariane, "celle qui chantait le soleil"
On ne connaît que très peu de l’esclave malgache Rahariane avant qu’elle devienne marronne. Echappée des plantations de l’Ouest, elle est la femme du grand chef marron Maffa. Ensemble, ils vivent dans une caverne près de la source de la rivière des Galets. En 1751, ils sont rattrapés par le détachement de François Mussard à Ilet à Cordes, à Cilaos. Là, tous deux se font tuer, en même temps que sept autres marrons. La beauté de l’histoire de Rahariane - son nom de marronne - réside dans sa fierté, son rejet du statut d’esclave. Au moment de mourir, lorsqu’on lui demandera son nom, à aucun moment elle ne voudra prononcer celui que ses maîtres lui ont imposé. Il nous n’est d’ailleurs jamais parvenu. Si jamais elle en eût soufflé un, c’est Rahariane, soit en malgache "celle qui chantait le soleil". Un nom plein de vie malgré un quotidien de marronne qu’on devine rude. Cette dignité a frappé notamment les poètes, qui l’ont célébrée, tel le Saint-Louisien d’origine, Boris Gamaleya dans son ouvrage "Vali pour une reine morte".
Elie Eudor, l’esclave de son curé
Nous sommes en 1815 lorsque le père Davelu, curé de Saint-Paul décède. Dans son testament, il lègue ses 19 esclaves en souhaitant qu’ils soient bien traités, comme lui même l’avait fait. Parmi ces esclaves, il y a une famille. Celle de Pauline et ses neuf enfants, dont Elie Eudor. Celui-ci a des compétences de tailleur de pierre que le père Davelu loue à des notables, pour rapporter de l’argent à la paroisse, comme il est d’usage à l’époque. Le cas d’Elie Eudor montre que certains esclaves pouvaient se montrer reconnaissants envers leur maître. Dans son testament, le curé de Saint-Paul spécifie aussi qu’il veut être enterré devant l’église, sous la table funéraire sur la laquelle certains défunts étaient posés avant d’être enterrés. Elie Eudor exercera le vœu de son maître, et lui taillera une table de pierre, signée "Elidor". En 1850, on retrouve encore une fois cette signature sur un bâtiment des Marines, une entreprise de batelage, sur le front de mer de Saint-Paul. Plus d’un siècle plus tard, en 1960, on baptise même une rue de son nom, pensant qu’il s’agissait d’une personnalité importante.
Louise et Jouan : je fuis, tu me suis
Voilà deux figures originales de l’esclavage à la Réunion. Ce couple d’esclaves était la propriété d’un colon du Guillaume, Henri Rivière. A plusieurs reprises, ils s’échappent, se font arrêter, emprisonner, ils s’échappent, récidivent. A chaque fois, leur souci est de rester ensemble. Si l’un se fait attraper, l’autre vient se rendre. Quand l’un s’évade, l’autre en fait de même. Louise est une jeune esclave malgache d’une vingtaine d’années, et Jouan, la trentaine, est mozambicain. Lorsqu’ils s’échappent pour de bon de la propriété de leur maître au Bernica, en 1731, ce n’est pas pour aller bien loin. Pendant quasiment trois ans, ils se cacheront dans une ravine proche, toujours au Bernica. En 1734, lorsqu’ils sont enfin arrêtés, un premier procès rend une sentence assez sévère. Jouan est condamné à la pendaison ; Louise est condamnée à y assister, à être fouettée et marquée au fer rouge. Un deuxième jugement, le mois suivant, leur est plus favorable. Ils gardent la vie sauve, et sont rachetés par un autre maître. En 1793, ce nouveau maître les affranchit, probablement pour bon comportement ou services rendus. Jouan a 77 ans, Louise a 65 ans. A l’époque, la loi veut que le maître, lorsqu’il affranchit ses esclaves, leur donne aussi des moyens de subsistance pour qu’ils ne soient pas à la charge de l’état. Ils obtiennent alors chacun un lopin de terre et un esclave pour les aider, en raison de leur âge avancé. Ces deux-là ont traversé le temps, prêtant leur nom à une rue traversant le Guillaume, dans les hauts de Saint-Paul, depuis l’an 2000.
Textes : Johanne Chung To Sang Un grand merci à Alexis Miranville, Charlotte Rabesahala et Gilles Gérard, historiens, pour leur aimable collaboration.
Des histoires romancées
Ce que l’on sait des esclaves les plus connus de la Réunion, paradoxalement, n’est pas forcément issu de sources vérifiables, expliquent les historiens. Ces histoires de grands marrons représentants de la révolte contre le système esclavagiste, tels que Cimendef - "qui ne cède pas" -, Dimitile, Mafate, ou Heva, on les connaît par des auteurs de l’époque qui ont écrit à leur propos, ou par la mémoire des lieux. Elles sont donc "forcément romancées", selon Alexis Miranville, historien. Cependant, les documents prouvant les faits ont rarement été retrouvés. Le "Bourbon Pittoresque" d’Eugène Dayot par exemple, traite de nombreux marrons dont les noms ne nous sont pas inconnus, à la Réunion. Mais l’ouvrage reste un récit légendaire. Autre exemple, Anchaing et Heva sont mentionnés eux dans "Salazie ou le Piton d’Anchaine", d’Auguste Vinson. "On ne sait pas exactement la part de vérité et celle de légende dans ces écrits. Les personnages restent des héros", poursuit Alexis Miranville. Les historiens réunionnais, au prix de longues heures de recherches dans les archives, ont dépoussiéré les vies d’autres esclaves, peut-être moins connus du grand public, mais dont l’existence et les péripéties sont prouvées par de réels documents.
Michel Nasseau : “Maintenant, il faut montrer les preuves de l’esclavage”
Michel Nasseau devant la stèle où figure le nom de sa grand-mère, au Jardin de la Mémoire à Saint-André : “Elle était esclave, avait été affranchie, avait acheté des terrains mètre carré par mètre carré. Quand j’ai découvert ça, c’était énorme”.
Discret dans les manifestations, il est pourtant l’un des piliers du combat identitaire à La Réunion depuis de nombreuses années. Il estime que les jeunes d’aujourd’hui ne peuvent plus ignorer l’esclavage, l’engagisme, le marronnage. Mais qu’il reste un énorme travail de collecte à réaliser, pour préparer l’avenir.
Ces esclaves qu`on connaît si peu
Depuis des années, vous faites partie des fidèles des manifestations identitaires mais vous ne vous mettez jamais au premier plan ? Estimez-vous être un militant culturel ou politique ?
Avant tout un militant culturel, mais aussi politique. À chaque fois qu’il y a une initiative qui concerne notre identité et donc notre culture, il faut être présent. Et comme, les revendications culturelles sont forcément également politiques, j’ai donné du temps dans ces deux domaines. Pendant un moment, j’ai fait un peu partie du FJAR (Front de la jeunesse autonomiste Réunionnaise), mais pas du PCR, parce que je ne me voyais pas là-dedans. À une certaine époque, il a joué son jeu, mais je n’ai jamais trouvé qu’il laissait la place aux jeunes. Quand vous regardez, aucun des jeunes n’est arrivé au niveau des anciens, qui dirigent toujours le parti. Je pense en revanche, qu’il a été utile pour parvenir à trouver un espace démocratique. Car on peut toujours dire “La Réunion est un pays colonial” et lancer des mots d’ordre anticolonialistes, encore faut-il que les revendications soient justes.
Comment vous êtes-vous intéressé à ce combat identitaire ?
Ça a commencé quand l’école nous bourrait le crâne avec “nos ancêtres gaulois”, tout ça… Je n’étais pas le seul à me poser des questions, mais on ne trouvait personne pour nous donner des réponses. Les parents ne parlaient pas de tout ça, du passé de leurs ancêtres…
Mais peut-être ne savaient-ils pas, tout simplement, parce que personne n’en parlait, à l’époque !
Mais si, le plus souvent, ils savaient. Mais c’était un sujet que personne n’abordait, c’est tout. Moi j’avais un grand-père au parti communiste, qui travaillait dans les PTT, un gramoune qui avait réfléchi sur pas mal de choses. J’ai hérité de ça, j’ai cherché sur moi-même puis j’ai continué.
Et qu’avez-vous trouvé sur vous-mêmes ?
Que j’ai une grand-mère, la mère de mon père, ici, sur ces plaques (nous sommes au Jardin de la Mémoire, inauguré l’année dernière, où figurent sur des stèles les noms de tous les esclaves affranchis de la commune, NDLR). Elle était esclave, avait été affranchie, avait acheté des terrains mètre carré par mètre carré. Elle avait aussi construit son propre tombeau, dans la tradition malgache, selon laquelle il faut se sentir bien dans la mort. Ce tombeau se trouve dans le cimetière de Saint-André, sans nom, puisqu’elle avait voulu faire graver, simplement, “Moi et mes deux filles”. Donc, côté papa, je descends de Madagascar, et côté maman, ce doit être du Mozambique, en passant par un camp, à Trois-Bassins, dans les Hauts. Je pense que c’était des marrons, des gens un peu révoltés, qui n’avaient pas envie de vivre la vie qu’on leur promettait. Côté papa, la plupart sont blancs et certains acceptent peut-être mal de reconnaître qu’il y a un passé esclave. Alors que cette grand-mère, sortie de sa condition d’esclave, avait réussi, avait un commerce à Bras-des-Chevrettes. Quand j’ai trouvé ça, c’était énorme.
Vous considérez-vous comme un cafre, un métis, ou tout simplement un Réunionnais ?
Il ne faut pas voir ça comme ça. C’est vrai qu’on peut dire qu’on est mélangés, mais il y a une part, là-dedans, qui est peu revendiquée, c’est la part kaf. Je ne défends pas le kaf en tant que tel mais la part kaf qui est en nous. Vous voyez ces plaques du Jardin de la Mémoire, il aura fallu du temps pour qu’elles arrivent. Nous avons fait des recherches, notamment avec Prosper Ève, et c’est à partir de là que nous avons monté une association avec les jeunes. Parce qu’un jeune, aujourd’hui, l’esclavage, l’engagisme, les marrons, il connaît. Mais il faut qu’on trouve les preuves, qu’on montre que tout cela a bien existé, en vrai, dans les faits. Il faut trouver des objets, des terrains, ou simplement des noms, comme c’est le cas ici. Ce sont ces gens-là qui on construit Saint-André. On dit des gens qui ont fait les guerres qu’ils sont “morts pour la patrie”, mais ceux qui ont travaillé ici, dans la souffrance, sont aussi morts pour ce pays, pour cette patrie.
Mais on sait que les preuves matérielles de l’esclavage sont rares, à La Réunion…
Non, il y en a plus qu’on ne croit. Il y a des objets de l’esclavage, enfouis dans les champs de canne, dans les chemins privés. Regardez, c’est à Saint-André, au Désert, que se trouvait la première usine de canne à sucre de La Réunion. Il faut faire revivre ce patrimoine, au moins en faire quelque chose, ne pas le laisser dépérir. De même, nous avons ici une école qui fut la première à accepter des enfants d’esclaves. Qui le sait ? Que va-t-on faire pour la préserver, la mettre en valeur. Et surtout, il faut qu’elle reste une école, sans être engloutie dans un projet immobilier ou de toute autre forme. Qu’elle reste une école est le meilleur honneur qu’on puisse faire à la mémoire de ce lieu.
Avouez tout de même que la célébration de la mémoire des esclaves a servi d’arme politicienne, a été instrumentalisée…
Bien sûr. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai pris mes distances avec des associations pour venir rejoindre les combats quand ils m’intéressaient. Mais les jeunes d’aujourd’hui ne sont plus dans ce discours politicien. Et on ne peut plus dire que nous sommes victimes nous-mêmes parce que nos ancêtres étaient des victimes. Peut-être qu’il a fallu passer par ce discours, pendant un moment, mais ce n’est plus ce qu’il faut considérer aujourd’hui. Aujourd’hui, il faut travailler sur le concret, sur les preuves, les signes de cette époque et retenir les leçons que nous enseignent les esclaves.
Lesquelles ?
Le courage, le combat, et un modèle de société qui fonctionne, par nécessité, avec ce que l’on a sous la main. Si on arrivait à ce que chacun cultive son jardin, ses pieds de brèdes, ses tomates, et fasse pousser des arbres, La Réunion réfléchirait autrement.
C’est d’autonomie dont vous parlez ? Au sens politique ?
Au sens politique, c’est une autre histoire. Les institutions sont ce qu’elles sont. Non, l’idée c’est de faire en sorte que chacun ait son petit bout de manger, son petit terrain avec ses cultures, ou bien la possibilité d’échanger avec le voisin, avec l’autre. Et il faut que les espaces publics donnent l’exemple. Voyez ce Jardin de la Mémoire, j’aimerais qu’il soit vraiment un jardin, avec des arbres fruitiers dont les gens pourraient profiter
Entretien : David Chassagne
Bio express
Âgé de 58 ans, Michel Nasseau est né à Madagascar de deux parents réunionnais. Son père travaillait dans les travaux publics sur la Grande Île et la famille est revenue vivre à La Réunion alors que Michel avait 2 ans, pour s’installer à Saint-André. Menuisier de profession (d’abord avec son oncle André Nasseau, à Saint-Denis, puis à Paris pendant quelques années, il est aujourd’hui artisan à son compte. Il a milité dans de nombreuses associations identitaires mais participer aujourd’hui aux initiatives de manière plus individuelle. Michel Nasseau est l’époux d’Odette Poncet, présidente de l’association Femmes Solid’air.