Expérimenté dès les débuts de la colonisation, le colonat partiaire a eu son heure de gloire il y a une centaine d’années. Puis, parce qu’il avait fait son temps et était devenu peu productif, donc inutile, les jours de cette institution agricole considérée comme une survivance de l’époque de l’esclavage étaient comptés. Sa disparition récente n’est pas regrettée.
La Révolution de 1789 aura été une révolte bourgeoise contre l’ordre féodal, qui la reléguait au rang de Tiers-État. Le droit précaire inhérent à la tenure roturière deviendra un droit de propriété absolu : droit d’user de la chose et même d’en abuser, c’est-à-dire de la détruire (transposition du “jus utendi et abutendi” romain)... À Bourbon, il n’y a jamais eu d’ordres établis. Le seigneur est la Compagnie, association privilégiée de négociants qui dispose du monopole des relations commerciales entre la France et les contrées lointaines (monopole qui aura duré de 1664 à 1791). C’est elle qui rétribue le clergé, pour que celui n’exige pas la dîme (prélèvement sur les récoltes au profit de l’Église, aboli en 1789). Les versements des cens (sous l’Ancien Régime, redevance fixe payée en argent ou en nature au seigneur) stipulés n’ont été que peu effectués, Habert de Vauboulon ayant payé de sa vie son rigorisme. À partir de 1717, avec la nouvelle Compagnie, la contrepartie est l’obligation de planter du café. En fait, les remaniements territoriaux se sont toujours révélés difficultueux. Il semble que les seules concessions annulées l’aient été en 1785, au moment de la création du quartier de Saint-Joseph, parce que plus de cinquante ans après leur attribution, elles n’avaient pas encore été défrichées et qu’on en avait besoin pour d’autres. Le décret du capitaine général Decaen en date du 1er brumaire an XIV (16 octobre 1805) promulguant aux îles de France et de la Réunion le code civil des Français comporte des modifications nécessitées par la présence d’esclaves, qui ne pouvaient être titulaires de droits. Le droit des biens est applicable en l’état et il le sera encore lors de l’émancipation de 1848.
Métayage et association
Jacques Denizet, dans son hommage à Sarda Garriga, nous apprend que, lors du conseil privé qui s’est réuni à Saint-Denis le 23 octobre 1848, Charles Desbassayns, président de la Chambre d’agriculture, promoteur de la reconversion sucrière et probablement alors le plus important propriétaire de l’île, a demandé que soit organisé sous le nom d’association (notion alors très en faveur) le colonat partiaire, c’est-à-dire le métayage. Mais on préfèrera maintenir le livret de travail et, dès le lendemain 24 octobre 1848, un arrêté stipule que “toutes les personnes non libres” sont tenues de contracter un engagement de travail avant le 20 décembre. Seules en sont dispensées les femmes mariées. Le défaut de livret est passible des peines réprimant le vagabondage (c’est-à-dire atelier de discipline), sauf à justifier de moyens suffisants d’existence. Ce livret de travail a été créé par l’arrêté du 13 juin 1842, qui édicte en son article 3 que “le livret servira à annoter successivement les noms des habitants chez lesquels seront employés les travailleurs immigrés et les conditions de leur engagement”. Les diverses prescriptions relatives à ce livret d’engagement seront reprises d’abord par l’arrêté du 17 juin 1846, puis par celui du 24 octobre 1848. Mais selon Delabarre de Nanteuil, “si on s’accorde à reconnaître que tous les immigrants doivent être soumis au régime du livret, même après l’expiration de leur engagement, il n’en est pas de même à l’égard des affranchis de 1848, car l’autorité a admis qu’il leur est loisible de se soustraire à leurs engagements en prenant un livret professionnel qui leur serait délivré à la seule condition de payer leur cote personnelle”.
Paupérisation
“Les femmes mariées étant dispensées de l’obligation du livret, on vit nombre de suivantes, cuisinières ou “nénènes” s’envoler au bras d’époux plus ou moins assortis à leur âge.” Le clergé de son côté profite de la disparition de l’opposition des maîtres pour régulariser bon nombre de concubinages. Selon l’arrêté du 24 octobre 1848, la durée des engagements ne pourrait être de plus de deux ans pour les cultivateurs et les personnes affectées à la manipulation du sucre. Ce qui est certain, c’est que la production de sucre, la seule denrée exportable, reste stable : 24 000 tonnes en 1847 ; 21 700 en 1848 (année de cyclone) ; 23 660 en 1849 ; 23 500 en 1850. Par la suite, elle passe à 65 000 tonnes en 1856 et à 73 000 tonnes en 1860. Ce qui est également certain, c’est qu’au moment de l’émancipation, il se produit un avilissement des salaires. Un arrêté du gouverneur Graeb (prédécesseur de Sarda Garriga) avait fixé la rémunération des travailleurs des services publics à 1 franc par jour pour les noirs de 1re classe et à 0,75 franc pour les noirs de 2e classe. D’un autre côté, les esclaves étaient loués par leurs propriétaires 30 francs par mois. Selon Denizet, les affranchis du 20 décembre doivent accepter 5,7 francs (au maximum 10 francs) par mois. Car, c’est à ce tarif que travaillent les “coolies" de l’Inde. Enfin, il faut tenir compte d’un phénomène récurrent : la paupérisation des blancs, qui a commencé près d’un siècle auparavant, a poussé à la création du quartier de Saint-Leu en 1776 et à celui de Saint-Joseph en 1785. Sous la pression de l’Association des francs créoles, qui regroupe un grand nombre de petits propriétaires, on entreprend la colonisation des cirques : Cilaos en 1840, Salazie en 1841. En 1851, on procède à la concession des plaines des Palmistes et des Cafres.
LES AFFRANCHIS ET LE COLONAGE
Il est donc probable que, parmi les affranchis de 1848, ce sont les meilleurs, ceux qui sont au fait des façons culturales de la canne à sucre, qui se lancent, sans ou plutôt avec contrat réel puis fictif, dans l’aventure du colonage. Travaillant en partie pour leur compte, l’engagement peut leur procurer un minimum de rémunération, une case et une cour (plantes vivrières, volailles, etc), le bonus venant au moment de la récolte. La transformation de la canne en sucre exigeant l’intervention d’un tiers, l’usinier, qui procède au pesage des “roseaux saccarifères”, le planteur est sûr de profiter directement des fruits de son travail, suivant un emploi du temps dont il possède désormais la maîtrise. Selon l’historien Sudel Fuma, le maire de Saint-Benoît Patu de Rosemont pouvait écrire en 1860 que “l’affranchi qui se mariait achetait un petit terrain de quelques gaulettes de superficie et construisait sa case, où sa femme faisait quelquefois des sacs et de la couture et où il élevait un porc et quelques volailles destinés à être vendus”. La situation des petits blancs installés en haut des propriétés et qui, selon Volsy Focard, “achetaient pour quelques paquets de brèdes et quelques pintes de maïs apportés de temps à autre à la maison du maître, le droit de déboiser la colonie, de dépeupler les rivières et de ménager un refuge aux affranchis qui avaient à craindre la police”, paraît cadrer avec les mentalités telles qu’esquissées par Bory de Saint-Vincent, lors de son séjour dans notre île en 1801. Cinq décennies plus tard, au moment du développement de la culture des plantes à parfum et notamment du géranium, ce sont les petits blancs partis du Tampon qui s’installent dans les hauts de l’Ouest, qu’ils défrichent. Ce qui conduit à un conflit entre les propriétaires et le domaine, conflit qui prend une allure polémique violente : selon René Maydell Legras, Jules Hermann, auteur de “La question domaniale”, aurait été jusqu’à dire, paraphrasant le célèbre mot de Proudhon : “À la Réunion, le domaine, c’est le vol” !
Remue-ménage
Selon Jacques Denizet, le 20 décembre 1848 voit beaucoup de déménagements : “Certains profitèrent de leur affranchissement pour aller chercher l’aventure ailleurs que sur l’habitation où ils étaient nés. D’autres au contraire pour y revenir lorsqu’ils avaient été vendus au loin. Ceux qui s’aimaient et qui avaient été séparés purent se rejoindre. Il y eut un remue-ménage mais finalement peu de domaines se retrouvèrent désorganisés.” Par ailleurs, les “noirs à talents” formés sur les habitations, dès que le livret n’est plus obligatoire, gagnent pour la plupart les agglomérations, où certains ont déjà l’assurance d’une clientèle. Ce sont les premiers artisans. Sur les habitations, ces titulaires de contrats verbaux de colonage, partiel au début, que certains qualifieront de “vide juridique” pendant que d’autres parleront de “gentleman’s agreement”, coexistent avec des immigrés africains ou malgaches jusqu’en 1855 puis indiens à partir de 1862. L’augmentation en surface de la sole cannière ne peut expliquer la croissance de la production sucrière de 24 000 tonnes en 1849 à 8 000 en 1860. Il y a eu nécessairement pendant cette période une augmentation des rendements dus à l’intéressement des cultivateurs. À ce premier fonds de colons s’ajoutent au fil des années les propriétaires dépossédés par la concentration des terres (le domaine K/Veguen aurait atteint 3 000 hectares), puis les engagés indiens qui ont décidé de rester sur place et enfin les exploitants emprunteurs du Crédit foncier colonial dont les terres ont été saisies et vendues. Il est probable que, dès l’origine et suivant les errements locaux, des médicaments, outils, boutures, etc, étaient fournis par le propriétaire. Au prorata des quotités fixées à deux tiers pour le colon et un tiers pour le propriétaire, a dû s’ajouter pour ce dernier la participation à l’achat de guano du Chili, nécessité par l’appauvrissement des terres.
Faire-valoir indirect
De la canne, ce mode de faire-valoir indirect gagne progressivement les autres cultures : maïs, grains, puis plantes à parfum (géranium, vétiver). Et c’est dans cet équipage que le monde agricole surmontera non sans mal les épreuves qui vont s’abattre successivement sur lui : paludisme, Borer, baisse du prix du quintal de sucre, suppression de l’immigration indienne qui servait de régulateur pour équilibrer les besoins de main d’oeuvre. Avec la création du chemin de fer, le sucre produit, que chacun devait conserver par-devers lui, se transforme en bons de sucre négociables, à valoir sur les récépissés délivrés par les docks. Ce système franchit le cap de la première guerre mondiale, de la réquisition des sucres de 1917 du contingentement des ... et des sucres de 1927. Entre 1920 et 1940, on assiste à un redressement sensible de l’économie. À la veille du second conflit mondial, la production de sucre atteint 110 000 tonnes et la modernisation de l’outil industriel commence. Le géranium, quant à lui, avec une courbe de production en dents de scie, atteint 155 tonnes en 1939. Le ralliement à Vichy entraîne le blocus de l’île, qui, pour nourrir sa population, doit reconvertir des terres. Les cannes sont arrachées et remplacées par du riz, du maïs et surtout du manioc. Ces tubercules, cadeau de La Bourdonnais, sont vendus bruts d’arrachage ou usinés par des féculeries et transformés en tapioca, en “couac”. On fabrique même des pains de pomme de terre. La production de sucre tombe à 13 000 tonnes en 1945, celle de géranium à 45 tonnes. La Réunion est pratiquement ruinée. Dans les villes, les gens affamés s’habillent comme ils peuvent et les rideaux se transforment en robes. À la campagne, le providentiel goni sert à tous. Mais sur le plan de l’alimentation, le campagnard prit sa revanche sur le citadin.
DE RÉFORME EN RÉFORME
L’essence manque et les voitures particulières restent sur cales. Cependant, pendant que les “Berliet” à moteur diesel et à transmission par chaînes brûlent de l’huile de ricin, la “Viva Grand Sport Renault” du Contingentement des rhums et des sucres de la Mare carbure à l’alcool pur. Faute de bitume, les rares tronçons macadamisés et asphaltés se délitent et les locomotives du chemin de fer remplacent le charbon par du bois de filao de la forêt de l’Étang-Salé. Enfin, jusqu’à l’arrivée du “Léopard”, le 28 novembre 1942, les esprits inquiets voient des sous-marins allemands et japonais faire le siège de notre rocher. C’est dans cet environnement un tantinet tristounet qu’on apprend successivement l’armistice du 8 mai 1945 et l’ordonnance du 5 septembre suivant, réglementant le bail à colonat partiaire dans la colonie de la Réunion. Aux termes de son exposé des motifs, “le colonat partiaire, à la Réunion, est une question extrêmement importante : la moitié des terres cultivées est exploitée en colonage et le nombre de colons dépasse 15 000. “N’ayant jamais eu la faculté d’obtenir un contrat écrit, le colon réunionnais, dans la crainte d’être renvoyé sous un prétexte insignifiant, a toujours hésité à faire fructifier le sol qui ne lui appartenait pas.
Accession à la propriété
“La première réforme qui s’imposait était donc de faire disparaître cet état d’insécurité en supprimant les servitudes trop lourdes imposées par le contrat verbal et en octroyant une garantie réelle au colon qui tiendra désormais de la loi, comme un droit, des avantages que certains propriétaires lui accordaient, tout en se réservant cependant la possibilité de les supprimer à tout moment.” Et cet exposé des motifs se termine ainsi : “L’adoption de ce projet constituera une étape importante dans la politique de réformes sociales que le Gouvernement entend réaliser dans les diverses parties de l’empire. “La nouvelle loi mettra fin au malaise profond qui règne dans le monde agricole de la Réunion : elle apportera à toute une catégorie de travailleurs des garanties qu’ils n’ont cessé de réclamer, restituera au contrat de colonat son caractère d’association qu’il a rarement connu, invitant ainsi les colons à travailler avec plus d’ardeur.” Cette ordonnance a été promulguée par le gouverneur Capagorry, le 16 octobre 1945. Après avoir lu ce morceau de bravoure, le profane est surpris de constater d’une part que le texte insiste in fine sur le caractère d’association, alors que cette notion qui avait été pronée le 23 octobre 1848 par Charles Desbassayns avait été éludée par le conseil privé, et d’autre part que l’article 4 de l’ordonnance elle-même édicte : “Le bail à colonat partiaire peut être écrit ou verbal.” Quoi qu’il en soit, cette ordonnance sera reprise par la loi 61 843 du 2 avril 1961 tendant à améliorer la situation des populations agricoles, en modifiant les conditions d’exploitation et en facilitant l’accession des exploitants à la propriété rurale. Elle s’est donné pour but notamment de créer de nouvelles exploitations agricoles et favoriser l’accession de l’agriculteur à la propriété rurale, et de protéger les colons partiaires en portant la durée minimale du bail à six ans.
Safer et préemption
Une autre loi 63 1236 du 17 décembre 1963 s’attachera à déterminer les règles applicables en ce qui concerne le bail à ferme. Sa durée, là encore, ne peut être inférieure à six ans. La mise en oeuvre est confiée à la Safer, qui commence à fonctionner au mois de septembre 1965 et qui bénéficiera du droit de préemption à partir de 1975. Cet organisme entreprend une véritable réforme foncière, qui, en dix-sept ans, aura permis à 2 107 agriculteurs de s’installer sur 19 399 hectares rétrocédés. Cette redistribution s’accompagne d’une opération de remembrement, là où le mitage des parcelles les rend improductrives. Finalement, le 9 novembre 2005, au Sénat, le ministre de l’Agriculture, M. Busserau, peut annoncer qu’une grande partie de la réforme foncière est réalisée et que le statut des métayers est devenu marginal. Il ne concernait plus que 5 % des exploitations. Et en clôture des débats, la sénatrice Anne-Marie Payet déclare : “Je me réjouis avec l’ensemble de la profession agricole de la disparition du colonat partiaire, dispositif archaïque qui n’avantage pas le preneur.”
Textes Sulliman ISSOP (avec Gabriel Gérard) Photos S.I. sulliman@jir.fr